vendredi 14 novembre 2008

Présence vs Absence


Elles sont là, merde ! Elles sont là comme presque tous les matins, au carrefour de Velasco Astete et Camino del Inca. Et le feu passe au rouge, merde ! Elles sont là et je panique à l’idée qu’elles approchent. Elles vont le faire, elles le font toujours quand elles ont terminé leur petit numéro. Pourtant pas moyen de changer de chemin, il me faut passer par là pour rentrer après avoir déposé Ze King et Principessa à l’école. Elles ont bien calculé leur coup, elles savent que le feu est long et qu’elles auront le temps d’agir.

Elles sont là. Trois filles. La plus grande n‘arrive même pas à la hauteur de la vitre de mon carro. Dès que le feu passe au rouge elles se placent devant les voitures ; la plus frêle, si il est possible d’établir une hiérarchie sur cette base, monte sur les épaules des deux autres et jongle quelques instants avec des fruits indéterminés tant ils sont grisâtres. Cinq tour dans un sens et cinq tours dans l’autre, je les compte presque tous les matins car je redoute l’instant où ces boules auront fini de tournoyer.

Impossible de ne pas regarder. Dans les voitures, les regards embrumés du matin sont comme hypnotisés par ces fruits qui virevoltent et semblent suspendre le temps un instant. Impossible de ne pas voir non plus la poupée crasseuse abandonnée par l’une d’elle le long du trottoir dans l’attente du retour de sa maîtresse entre chaque flot de voitures.

Elles accomplissent leur travail machinalement, les deux d’en bas ont les yeux dans le vide et la bouche au niveau des pots d’échappement. Celle d’en haut jongle sans expression, accomplissant des gestes mécaniques. Leur triste pyramide se détache sur le fond d’un grand panneau publicitaire, de l’autre côté de la rue, qui incite à ne pas encourager la mendicité infantile. L’ont-elles jamais lu ?

Elles ont fini, elles arrivent. Elles étaient là et d’un coup elles n’y sont plus. Dans les voitures tous les regards se détournent à l’unisson. Elles sont là. Je ne sais pas quoi faire. « Por favor ! ». Des yeux qui ne disent rien mais qui jugent tout. Je ne sais pas quoi faire. « Por favor ! ». J’espère lâchement que le feu va passer au vert et que je pourrai m’élancer en faisant ronfler le moteur. Lâchement. « Por favor ! ». Parfois je donne un sol, parfois je regarde fixement le panneau de l’autre côté de la rue, je ne sais jamais quoi faire.

Je me sens toujours épuisé après ce maudit carrefour, je sens l’incendie de mes nerfs se consumer lentement en une sale braise qui met du temps à s’éteindre. Derrière moi par contre le feu est redevenu rouge et je les vois se diriger vers le centre de l’avenue dans le rétroviseur.

Je sais que ma journée commence maintenant. Que Ze King écoute sa maîtresse et que Principessa joue avec ses copines.

Et je sais que demain, même si elles n’y sont pas, elles seront là.

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